lundi 20 juillet 2009

Une semaine avec Dennis Adams

Voici dix jours j’ai terminé, épuisé, «Section de recherches». Je travaillais sur la série depuis six mois pour mettre un maximum de côté, en vue de mon projet d’installation à New York.
Grâce à Joan, un de mes assistants sur les tournages, dès le lendemain j’ai eu l’occasion de faire une rencontre déterminante et de m’engager sur un projet hors du commun, à des années lumière d’une série policière pour TF1.

La ville de Bordeaux vient de lancer un évènement de taille, une biennale de création urbaine, Evento, dont la première édition a lieu cet automne. Selon le site "Bordeaux Info", la manifestation s’inscrit principalement dans l’espace public et se fonde sur l’idée de mobilité urbaine et de rencontre entre les communautés locales et les artistes invités.
L’un des artistes participant à Evento est Dennis Adams. Il y a quelques jours Joan est contacté par la biennale, il dirige une petite structure de production à Bordeaux et il doit assurer la production exécutive de "Spill", le film que prépare M. Adams; une oeuvre très originale, un mélange entre la performance de rue et le film expérimental. La diffusion aura lieu sur toute la durée d'Evento.
Joan me demande d'être l’assistant de Dennis pendant la semaine prévue pour la réalisation du film. Deux jours de repérages et trois jours de tournage doivent être organisés.
Dennis Adams est, selon ce que je trouve à ce moment-là sur Internet, «un artiste mondialement reconnu pour ses interventions dans l’espace public et des installations réalisées pour des musées, qui traitent des processus de la mémoire collective et du contrôle social dans la conception et l’utilisation de l’architecture et de l’espace urbain». Il est représenté par des galeries à travers le monde.
Il est aussi photographe, et il vit à New York.

Dimanche dernier je rencontre donc Dennis pour la première fois. Il a 60 ans, son apparence et son allure sont plutôt insolites, quasi intemporelles, j’ai l’impression qu’il sort lui même tout droit d’un film. Il est très chaleureux, drôle, accessible, et je sens qu’il tient à m’engager dans son projet; il n’a jamais fait de film auparavant, il pose toutes sortes de questions sur le dispositif technique, sur le montage, etc… Il sera toujours très attentif à l’avis de ses interlocuteurs pendant la réalisation de son film.

"Spill" met en scène Dennis dans les rues de Bordeaux, habillé d’un costume de lin blanc, avec chapeau blanc et chaussures blanches, marchant très lentement pour ne pas renverser le verre de vin rouge plein à ras bord qu’il tient à la main. Une caméra est accrochée à son corps, dirigée vers le sol elle filme en gros plan le verre de vin. Le cadre capte également sa lente marche, les différentes matières des sols, les pieds des passants. Une deuxième caméra est prévue pour des plans larges, une voix off viendra se faire l’écho du monologue intérieur du marcheur. Un marcheur largement documenté sur l’histoire contrastée de la ville. «Spill», ça veut dire à la fois renverser et divulguer.

Si j’ai voulu écrire au sujet de cette rencontre c’est aussi en raison de tout ce que m’a raconté Dennis sur sa vie. En quelques anecdotes il m’a fait part d’un parcours pour le moins singulier, et son trajet témoigne aussi d’une partie de l’histoire américaine.

Il est né en 1948 à Des Moines, dans l’Iowa. Ses parents viennent de s’installer à nouveau dans la région, après un séjour de quelques années à Chicago, où son père est devenu un gangster.
Dennis m’a très souvent parlé de son père, comme on parle d’un personnage de fiction; un homme qu’il n’a pas beaucoup vu, occupé par ses brigandages, les femmes et l’alcool. J’ai eu l’impression parfois que Dennis me parlait comme lui parlait sans doute son père, de façon bruyante, avec beaucoup d’excitation. L’homme devait être assez fascinant. Dennis avait 27 ans quand il est mort.
Dennis nous a notamment raconté à Joan et moi un épisode formidable. Un beau jour le père contacte son fils pour qu’il vienne à l’enterrement de sa cinquième femme. La cérémonie doit avoir lieu dans une petite ville de l’Iowa. Dennis ne se rappelle pas s’il y a un prêtre ou non dans l’église mais se souvient que le cadavre de la femme est extrait du cercueil, passé de bras en bras, pour être embrassé par tout le monde. Et c'est ensuite une course folle à travers l’Iowa. Dennis se voit confier une voiture alors qu’il ne sait pas conduire. Il doit suivre un cortège roulant à toute allure sur des routes poussiéreuses. Des bouteilles vides de whisky sont régulièrement larguées des voitures qui le précèdent, elles viennent s’écraser sur sa carrosserie, alors qu’il tente tant bien que mal de suivre cette petite troupe déchaînée. Tout le monde s’arrête devant un «diner» au bord de la route. Dennis doit passer derrière le bar pour servir la bande. La troupe repart ensuite, totalement ivre, cette fois Dennis n’arrive plus à suivre, et il retourne chez sa mère.

Je suis passé par l’Iowa en 2007 lors de ma traversée des Etats-Unis en voiture, et cette histoire résonne, avec les paysages que j'ai vu, avec de nombreux films aussi.
Quand Dennis est passé chez moi au cours de la semaine, il s’est figé devant l’affiche de «Bonnie and Clyde», accrochée dans le salon. Faye Dunaway, que j'avais rencontré sur le tournage de «Jeanne d’Arc», avait signé devant moi cette édition originale achetée des années auparavant. Devant l’image sous-verre, Dennis me raconte d’emblée que sa mère avait croisé Bonnie et Clyde, les vrais, elle habitait tout près de la station-service qu’ils utilisaient pour faire le plein.
Je n’en reviens toujours pas, que la fiction puisse ainsi se mélanger à la réalité.

A 19 ans, Dennis arrive à New York avec, me dit-il, 25 dollars en poche. Il dort pendant trois semaines dans une grosse boîte en carton, à Central Park. N’en pouvant plus, il finit par sonner chez un homme rencontré des mois plus tôt, en Iowa. L'homme avait remarqué ses talents d’artistes; depuis tout jeune Dennis dessine, peint, prend des photos, fabrique des choses. L’homme, apparemment fortuné, l’héberge pendant trois ans. Dennis fait notamment le coursier.
Son premier travail remarqué est la construction d’abris de bus temporaires, ils sont commandés et installés un peu partout à Manhattan. Il ne m’en a pas dit plus. Après c’est une autre histoire, le menant jusqu'à Bordeaux, pour ce projet, "Spill".

Une autre anecdote, plus récente.
Nous sommes en 1989, à Paris. Dennis participe à une manifestation culturelle à La Défense. L’entourage de Mitterrand l’informe que ce dernier souhaite le rencontrer. Un rendez-vous est pris, Dennis doit attendre dans un restaurant. Au bout d’une heure, on vient le voir pour lui annoncer "pour des raisons de sécurité, le rendez-vous est annulé", et on l’invite à profiter de la table. Dennis se met à manger et à boire. Mais finalement, le personnel de la présidence revient, et Dennis, un peu saoul, doit se rendre sur le champs dans un salon où le Président l’attend. Dennis se retrouve ainsi pendant vingt minutes seul avec Mitterrand. Les gardes du corps sont sortis, et il se rend compte qu’il n’a pas été fouillé. Il est en présence du Président de la France, et lui vient subitement à la conscience qu’il est en position de pouvoir l'assassiner. Il parle de cet évènement comme un moment ahurissant, où a surgit un fantasme, encore incompréhensible, dit-il, aujourd’hui.

Enfin, j’ai interrogé Dennis sur le 11 septembre, puisqu’il habite à Tribeca, un quartier de Manhattan situé juste au-dessus de celui de l’ancien World Trade Center. Il était dans son appartement au moment des impacts. Il retient deux images de ce jour si singulier.
La première, c’est la fin de l’après-midi, le silence règne, il y a encore énormément de fumée plus au sud, et des particules de cendres continuent de tomber. Il est sur une terrasse au-dessus de son immeuble. Il aperçoit tout à coup, et ça le pétrifie, un homme qui prend un bain de soleil sur une chaise longue, sur une terrasse voisine. L’homme tient un miroir sur son torse afin que les rayons du soleil se réfléchissent sur son visage.
Un peu plus tard, il descend dans la rue, totalement vide, presque tous les habitants ont quitté le quartier. Il se rend chez un épicier coréen pour acheter un peu à manger, car il a décidé avec sa femme de rester chez lui. Au détour d’une rue, il croise alors un individu qu’il n’avait encore jamais vu dans le quartier, un jeune homme noir, très beau, en train de peindre méticuleusement la porte d’un immeuble. Il se demande aujourd’hui si cette personne a vraiment existé.

Ce dernier souvenir vient je crois illustrer ce qui m’a le plus fasciné chez Dennis Adams : une disponibilité extraordinaire vis à vis du monde, des autres, des évènements. Une capacité remarquable d’attention et d’observation. Un décalage perpétuel aussi. Un talent, sinon un état d’esprit, qui lui permet sans doute de s’exprimer comme il le fait et de créer.
Tout cela m’inspire, évidemment.

Nous avons rendez-vous à Manhattan fin août.



Ci-joint dans la rubrique Voyages et Tournages, un lien sur les photos du tournage de "Spill".

3 commentaires:

Antoine Brisson a dit…

j'aime bien les billets comme ça !
Au plaisir des discussions nocturnes et sans fin, à Bdx ou ailleurs !

Les rencontres, y'a que ça de vrai...

Matthias LING a dit…

J'ai beacoup aimé le film. Bravo à vous et à Dennis Adams.

Philippe Méziat a dit…

Je viens de voir ce film place St Projet (!), en plein coeur de Bordeaux, et tout à fait par hasard : un container très laid sur la place St Projet, "c'est Evento" me suis-je dit ! Une fois entré, et après avoir vu la fin du film, j'ai repris au début, et tout doucement la force de cette oeuvre s'est imposée. Splendide marche, belle démarche, politique dans le plus strict sens du terme? Nous nous focalisons sur cette surface liquide en mouvement tournant, nous sommes happés par la lenteur de la marche, et petit à petit la beauté du texte s'impose, et la force critique qu'il porte, le jugement impitoyable sur l'époque de la collaboration, Adrien Marquet, Papon, les grandes familles du vignobles, enfin tout y passe. FORMIDABLE ! Très belle oeuvre. Oui, oeuvre, et pas seulement moyen de communication. J'espère qu'Alain Juppé a vu ça.