Il s’est tenu ce week end à Paris, à la Maison de la Mutualité, un grand meeting contre l’évaluation, et pour que vive la psychanalyse. A l’initiative de Jacques-Alain Miller, figure de proue de la psychanalyse lacanienne, des personnalités de tous horizons se sont succédées à la tribune: des philosophes (Jean-Claude Milner, BHL, Yves-Charles Zarka), des chercheurs, des universitaires, des sociologues, des médecins, des psychanalystes, un avocat, des écrivains (Philippe Solers), ainsi que Robert Hue et Christophe Deltombe, le nouveau président d’Emmaüs. Tous étaient réunis, devant un public impressionnant, pour dénoncer quelque chose de notre société actuelle qui doucement s’immisce dans tous les domaines du savoir, dans les discours et l’action politique, quelque chose qui menace les êtres humains, les sujets que nous sommes, il s’agit donc de l’évaluation.
L’évaluation, pour reprendre les mots des orateurs du meeting, c’est d’abord un système qui, basé sur la culture de la performance et du résultat, utilise le chiffrage à outrance. L’évaluation c’est aussi une idéologie, un ordre politico-moral qui, sous prétexte de prévention, de sécurité et de transparence, verrouille l’émergence de la différence, du singulier, pour aboutir à un lissage, à une normalisation de la société et des sujets qui la composent.
Après ce meeting, il m’est indispensable de rendre compte et de prendre part au combat contre l’évaluation, dont je me sens proche parce qu’il va bien au-delà de la défense de la psychanalyse. Ce n’est pas une affaire de chapelle. Robert Hue a parlé de l’émancipation de l’homme comme point commun entre lui et la psychanalyse, et a insisté sur le caractère éminemment politique du combat contre la remise en cause de cette émancipation.
C’est aussi une bataille sur laquelle je me sens en prise grâce à mon propre parcours dans la psychanalyse, un parcours qui a abouti, je l’ai déjà évoqué sur ce blog, au surgissement de l’autre et du sujet.
Pour en dire un peu plus, je peux aussi revenir sur le contexte politique dans lequel s’inscrit le Forum, un contexte sur lequel la plupart des orateurs sont revenus.
Au niveau de la politique, il y a cette idée, «ubuesque» selon BHL, de l’évaluation des ministres. Il y a la folie des sondages, qui franchit encore un nouveau pallier ; le politique, disait le sociologue Vincent de Goléjac, n’est plus un visionnaire mais se calque sur le résultat des sondages, il suit le public, s’y adapte. Il y a aussi cette missive de Brice Hortefeux aux préfets leur demandant de faire du chiffre au niveau des expulsions. Il y encore la poursuite au pénal d’un journaliste par un président de la république ; au pénal, ça veut dire que le journaliste risque la prison. C’est une première. Cela résonne également avec un propos du psychanalyste Eric Laurent sur la "peopleisation", dans le sens où ce processus est un isolement de quelques uns face à la massification de tous les autres. Sarkozy "peopleisé", victime donc de sa propre politique, chercherait finalement à s’en défaire ?
Au niveau de la justice on observe aussi des évolutions alarmantes : loi Dati sur les peines prolongées en fonction de la présomption de dangerosité, lois diverses sur la délation imposée aux avocats, notaires ou banquiers lorsque la provenance de fonds est douteuse, loi sur le témoin anonyme, etc…
A l’école, à l’université, et dans le domaine de la recherche, les attaques évaluationnistes sont tout aussi nombreuses. Isabelle This, professeur d’économie et membre du collectif «Sauvons la recherche», indiquait à quel point l’enseignement supérieur prend un caractère utilitaire. On dit qu’il s’agit de professionnaliser, mais on fait de l’enseignement supérieur, de la recherche et de la science, des domaines au service de la société et de l’économie, et non plus au service de l’homme et de la connaissance. Les étudiants deviennent des usagers, des clients.
Pour résumer, plusieurs intervenants ont souligné un véritable glissement idéologique, notamment depuis l’élection de Sarkozy. Si l’on pense aussi au fichage généralisé (vidéo-surveillance, repérages des téléphones portables, données ineffaçables sur Internet), on obtient, disait l’avocat Charrière-Bournazel, une transparence qui s’apparente à une oblitération. Bernard-Henri Lévy parlait lui d’une séquence de civilisation étrange et inquiétante.
Face à tout cela, le meeting a mis en lumière des idées, des clefs, pour combattre l’évaluation, pour réhumaniser la société, pour résister à l’explication universelle.
Le premier élément c’est d’analyser un peu plus le système de l’évaluation, et les évaluateurs eux-mêmes.
Je citerai l’exemple de «l’Impact Factor», mentionné par un professeur de Rennes, Alain Abelhauser. Il racontait comment a été évalué un article paru dans une revue scientifique ; il n’y a pas eu de réunion d’un groupe de personnes compétentes pour critiquer l’article en question, il y a eu appel à «l’impact factor», c’est à dire mesure du nombre de fois que l’article est référencé, dans d’autres revues ou par d’autres chercheurs par exemple. Ce qui est bien, c’est ce qui est le mieux référencé. L’évaluation ce n’est pas la critique, c’est l’indexation.
Jean-Claude Milner, avec finesse et pertinence, a aussi démontré à quel point on ne peut opposer de discours ou de critique face au chiffrage et à la statistique. On ne peut faire aucune opération face à des chiffres. «Les chiffres sont les chiffres». Milner a comparé cette science du chiffre, «science idéale», aux sciences occultes. La façon d’obtenir les chiffres est opaque, et cette science ressemble aux sciences occultes en raison des ornements dont elle se pare, à savoir ici une littérature grise (profusion de chiffres et jargon administratif ennuyeux). L’évaluation se protège donc elle-même de la critique.
Les autres clefs pour résister, c’est de réaffirmer, nous disait BHL, quelques idées simples. L’âme n’a pas de siège, de localisation. Le corps n’est pas une mécanique (BHL a cité Diderot; le corps est plutôt comme un clavecin, avec une belle musique, mais avec des fausses notes aussi). Le sujet, c’est ce coup de dé entre l’âme et le corps.
En bref, l’humain ce n’est pas une machine bien huilée, ce n’est pas quantifiable, ce n’est pas prévisible, ce n’est donc pas évaluable.
L’humain, le sujet, l’obscur, le confus, l’inattendu, c’est irréductible.
lundi 11 février 2008
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